top of page

"L'aventure n'est pas facile"

Il est en détresse. Il ne sait pas où regarder. Personne ne lui parle. Sa fourchette racle le fond de son assiette pour combler le vide qui l’entoure.

Maladroitement, il sort son téléphone de la poche, tapote quelques mots sous la table. Il semble gêné de devoir imiter celui qui est assis en face de lui.

Il regarde autour de lui. Rien.

Devant lui ? Un homme. Ils déjeunent ensemble.

Depuis que je suis entré, cet homme n’a regardé personne. Absorbé par son écran.

Seul son pouce bouge. Son esprit, lui, est capturé par ce qu'il voit. Que lis-t-il ? Que vois-t-il ? Ce n'est pas important. Il est là, le téléphone devant le nez.

Il est là, assis en face de Sadhu.

Il est midi vingt.

Sadhu ne sait pas où regarder. Il est en détresse.

L’homme assis en face de lui ne regarde qu’une chose. Il ne sait pas qu’il est en détresse.

Un regard, un mot, ne serait-ce qu’un…

Rien…

Un mur ! Cet homme s’est coupé du monde.

Sadhu étouffe, enfermé dans le mur qui s’élève face à lui.

Timidement, sans aucun mot, il se lève. Il quitte sa table dans l’espoir de trouver un peu de réconfort, un peu d'air frais qu'il puisse respirer enfin à poumons ouverts.

Quant à moi, je suis assis la, au comptoir. Café chaud, chocolat suisse, un crayon à la main.

J’ai mal ! Mal pour cet homme enfermé dans son individualisme, mal pour cet homme dont le cœur cherche une issue qu’il semble avoir trouvé. Enfin…

Il est midi vingt-cinq. Je le regarde sortir.

Il est temps pour moi de retourner travailler. Cet homme dont je ne connaîtrai sans doute jamais le prénom était toujours là. Assis, en vie, vivant… Le sait-il? Je ne sais pas...

Assiette vide, café bu entre deux coups de pouces....

Enfermé derrière son mur. De fait, il est seul. Son esprit lui, fuit le monde qui l'entoure. Connecté ?... A qui ? A quoi ? Il est seul…

Il regarde son téléphone. Il ne sait pas qu'il est en détresse. Sadhu est la... Assis sur un banc, il attend. Il respire, ses lèvres dessinent un sourire sur son visage. Je m’approche de lui et demande si je peux me joindre à lui. D’un geste, il me fait signe de m'asseoir.

Il est midi trente-cinq. On est là... Assis sur un banc. « L'aventure n'est pas facile », me dit-il souriant.

« Ici, les gens ne me parlent pas. Ici, les gens sont fermés, ce n'est pas comme dans mon pays. »

Sadhu pose des tuiles et répare des toitures à Saint-Imier, il est couvreur. Chaque jour, il construit les maisons de ceux qui ne lui parlent pas, de ceux qui s'enferment derrière leurs murs.

Murs virtuels, murs de peurs et de préjugés.

Peur de l'autre Peur de celui qui n'a pas la même façon d'agir Peur de celui qui ne nous ressemble pas. Quelle richesse pourtant. Quel cadeau ! Un homme est un homme... C'est ma perception qui est à changer...

Murs invisibles pour certains, visible pour Sadhu.

« Dans mon pays, les gens se parlent, tu n’y es jamais seul…

Dans mon pays, les gens partagent avec toi ce qu’ils ont… Dans mon pays, les hommes et femmes sont joyeux, ils rient, s’écoutent et se parlent... » Je le regarde. Je l'écoute. « Ici, je suis très seul. C'est une aventure difficile. » Il sourit... Je le regarde, on se sourit.

Il ferme les yeux alors que le soleil brille sur ses paupières noires. Oui, c'est un homme qui sourit... Et pourtant, son aventure n'est pas facile.

Cela fait deux ans et demi qu’il est seul…

Je regarde mon téléphone, il est midi quarante-cinq. Il est l’heure.

Sadhu, enchanté.

Timothée, plaisir partagé

Cette après-midi, le parquet défile entre mes mains. L’esprit lui, est ailleurs.

Il ne cesse de me montrer cet homme, assis là, seul, enfermé, isolé.

Son prénom, je ne le connais pas... Son histoire non plus…

Quant à Sadhu, je le remercie.

Il me rappel que je suis là pour tisser du lien, pour aller vers l'autre... Il me rappel de ne pas hésiter ne serait-ce qu’une seconde… Et s’il y a en moi un préjugé ou une peur, raison de plus pour aller vers lui et casser ce préjugé, cette peur qui inhibe ce qui se cache en chacun de nous.

Que ce soit ici ou ailleurs, voyons les murs que nous construisons en nous. Regardons au-delà. Cessons de fuir…

Une voix me dit que nous ne sommes pas là pour vivre nos petites vies isolés, enfermés, à poursuivre uniquement l'assouvissement de nos désirs. Allons au dela. Cessons de courir.

Allons vers l'autre, tendons-lui la main... Tissons du lien, partageons, écoutons-le, sans peur ni jugement.

Et voyons ce qu'il se passe... Salam, Shalom, Paix sur vous, Sadhu et ton collègue dont je ne connais pas le prénom !

Les Breuleux, Suisse, le 16 mai 2018


SEARCH BY TAGS:
bottom of page